ULYSSE
Mille ans de contes de mer, Milan (adapté d'Homère)

Circé la magicienne l'avait prévenu. Quand Ulysse prît la mer sur son vaisseau rapide pour cingler vers Itaque, il savait qu'il allait rencontrer les plus grands dangers. Sa route serait parsemée d'effroyables pièges, et il lui faudrait la plus grande prudence pour les éviter, ou le plus grand courage pour les déjouer.
- Tu croiseras des monstres immondes, Ulysse, qui chercheront à t'entraîner dans les profondeurs de la mer.
Elle avait baissé la voix comme si elle craignait d'être entendue.
- Crains surtout les Sirènes, mon ami. Ces êtres-là, sous des apparences trompeuses, sont les pires de toutes les créatures. Sache qu'autour d'elles, les prairies sont jonchées des ossements blancs de leurs victimes.
Et Circé avait glissé à l'oreille d'Ulysse, une ultime recommandation :
- N'écoute pas leurs chants, si mélodieux soient-ils. Ils te conduiraient à une mort certaine.

Comme la magicienne avait raison ! Car bientôt, approchant d'un îlot rocheux, Ulysse et ses compagnons virent des formes sur l'herbe. C'était des êtres bizarres, au buste de femme et au corps d'oiseau. Elles se dandinaient sur la prairie comme une troupe de dindes maladroites. Accoudés au bastingage, les marins se mirent à rire. Ces monstres-là ne semblaient pas bien dangereux. Et quand les créatures, pinçant les lyres qu'elles tenaient dans leurs mains, commencèrent à, chanter, ils prêtèrent l'oreille avec complaisance.
- Vous qui passez sur les flots calmes, marins fougueux, géants des mers, vous dont la bravoure est connue à travers le monde, rejoignez-nous sur la grève et partagez nos jeux.
Leurs voix étaient exquises. Déjà l'homme qui tenait le gouvernail pesait sur la barre pour rejoindre l'îlot. Mais reconnaissant les monstres à la description qu'en avait fait Circé, Ulysse dit :
- Ce sont les Sirènes, mes amis ! Surtout ne les écoutez pas ! Elles veulent notre perte !
Les marins le regardèrent en haussant les épaules. Allons, ces créatures ne désiraient rien de plus qu'une compagnie de quelques instants. D'ailleurs, leur chant résonnait de nouveau, et s'adressait cette fois à Ulysse :
- Ô roi d'Itaque, toi le héros tant vanté, gloire des Achéens, toi qui a mis à mal tant et tant d'ennemis valeureux, viens à nous, arrête ton navire. Nous te conterons la splendide légende des Grecs guerroyant sous les murs de Troie. Viens écouter nos voix charmeuses dire les récits divins de tes exploits. Et comme ses compagnons, sensibles à la délicieuse complainte, saisissaient leurs rames pour souquer vers le rivage, Ulysse hurla :
- Par Minerve, avez-vous envie d'entendre vos os craquer sous les dents de ces monstres griffus ? Ecoutez votre capitaine, compagnons ! Ou bien ces femmes aux serres d'oiseau vous dévoreront le cœur !
Les paroles firent mouche. Il y avait dans sa voix une terreur qui les cloua sur place. Ils s'en remirent à lui.
- Enfoncez des boules de cire dans vos oreilles, poursuivit Ulysse, et attachez-moi au grand mât du vaisseau. Quand je n'entendrai plu le chant des Sirènes, je saurai que le danger est passé. Ainsi fut fait. La cire rendit les marins sourds aux voix ensorceleuses des terribles créatures, et, souquant comme des forcenés, ils purent arracher le navire à ces tristes parages.

Lié au mât, seul homme à bord à entendre les monstres lui chanter leurs suaves refrains, Ulysse regretta aussitôt sa décision : il supplia ses compagnons de le laisser sauter dans la mer.
- Sottises que cette prétendue légende ! clamait-il. Ces femmes au corps d'oiseau sont mes amies. Je veux rejoindre ce paradis enchanteur où je serai reçu comme un roi !
Mais personne ne l'entendit. Et quand le navire fut loin à l'horizon, quand les voix monstrueuses se turent, Ulysse remercia Zeus d'avoir ainsi été lié au grand mât, sans qu'il put se défaire de ses liens. Le chant des Sirènes l'aurait perdu à coup sûr, tout héros qu'il fût. Le vaisseau repris sa route vers Itaque. Ulysse était songeur. I l avait encore dans l'oreille toutes les délicieuses paroles des Sirènes "Ô roi d"Itaque, toi le héros tant vanté, gloire des Achéens, toi qui as mis à mal tant et tant d'ennemis valeureux, viens à nous, arrête ton navire. Viens écouter nos voix charmeuses et les récits divins de tes exploits. " Quelle tristesse que ces créatures aux propos enchanteurs fussent de tels monstres sanguinaires. Ma foi, ce qu'elles disaient était bien agréable.

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